Deus Ex Machina (ZX Spectrum, 1984)

Dans le futur très lointain de 1994, le Royaume Uni est supervisé par un super ordinateur, La Machine, contrôlant tous les aspects de la vie des citoyens. Après qu’une souris ait réussi à se faufiler dans ses circuits, la machine se dérègle, et décide de créer la vie. Le bébé n’aura pour seul nom que « l’Anomalie ».

Cette création, possédant une intelligence hors norme et des pouvoirs télépathiques, passe 16 ans en incubateur, enfermée par une police de la génétique chargée de réguler les naissances. Une fois libéré par La Machine, qui veut faire de lui un nouveau messie, l’Anomalie utilise ses capacités de façon égoïste, dérapant vers une vie d’excès. Une voix autoritaire narre le joueur au pas, comme un sergent voulant entrainer une nouvelle recrue vers une voie de violence.

L’Anomalie se rebelle contre ses créateurs, la Machine renie son enfant. Il continue dans sa lancée, se plongeant dans la débauche et le matérialisme.

Maintenant âgé et affaibli, l’Anomalie reflète sa vie passée. Il n’a rien accompli de notable, et attend la mort avec amertume. La Machine, avec regret, lui rappelle tout son potentiel gâché. Le joueur tente en vain de le sauver via les derniers mini jeux.

A sa mort, l’Anomalie atteint un nouveau plan spirituel. Il exprime ses regrets à La Machine : il aurait aimé pouvoir revenir en arrière, et tout recommencer, comme si il était dans un jeu vidéo. La prochaine fois, il promet, il sera meilleur.


Après avoir assisté à une cérémonie funéraire, Mel Croucher observe les petites cartes qu’il a conçues pour se souvenir des moments marquants de la vie du défunt dans son discours. Cela lui inspire une idée : la vie n’est qu’une succession d’événements qui prennent rapidement fin ; et si il y a quelque choque après la mort, cette existence n’est qu’un bref rêve pour tout ce qu’il y aura ensuite. Croucher avait comme vision que les jeux étaient une extension des rêves, dans toute l’absurdité que cela implique. Un jeu vidéo retraçant la vie d’un être, culminant sur son jugement dans l’au delà, était donc particulièrement pertinent.

En 1984, un tel jeu était inconcevable : les développeurs sur micro-ordinateurs n’étaient généralement qu’une petite équipe d’amis qui sortaient des jeux à la pelle, au concept généralement simple, pour profiter d’un engouement commercial exponentiel (il faut rappeler que le crach des jeux vidéos de 1983 n’était qu’américain, et l’Europe vivait un véritable âge d’or en parallèle grâce aux ordinateurs). Croucher, voulant proposer sa vision inaltérée, resta des mois à peaufiner son projet, laissant son équipe s’occuper d’autres productions, et y passera toutes ses économies. Sa vision artistique était claire : son but n’était pas de faire un « jeu » a proprement parler, mais un produit narratif avec quelques éléments interactifs où l’image et l’audio seront essentiels. Ici, le joueur prendra le rôle de l’observateur, et pas du personnage.

Support oblige, il est impossible ici d’avoir une bande son convenable, ou même une « voix » digitalisée. Il faudra donc utiliser deux cassettes en simultané (celle du jeu et la bande audio) qui se synchroniseront pour offrir l’expérience complète. Le cast des voix inclut quelques noms notables : Jon Pertwee (le troisième Doctor Who) et Ian Dury, « parrain du punk » auteur de l’expression « sex & drugs & rock’n roll« . Croucher conseille d’ailleurs de l’expérimenter avec un casque audio, un conseil qui rappelle les recommandations des jeux modernes pour une meilleure immersion.

Le narrateur indiquera au joueur, au détour d’un dialogue, a quel moment il devra synchroniser le son et l’image. L’expérience passée chez Automata a « cacher » des données sur la seconde face de la cassette permet au développeur d’exploiter toute la place disponible sur le support, en utilisant également le narrateur qui indiquera quand la manipulation devra prendre place : l’opération est un peu laborieuse (il faut mettre la bande sonore en pause pour changer le jeu, puis le redémarrer, sans jamais éteindre l’ordinateur) mais assure une implication totale du joueur.

L’objectif avoué de Mel Croucher était de faire une parodie d’un individu totalement corrompu par la violence dans les jeux vidéos (et oui, déjà a l’époque), là où Automata UK s’était toujours interdit de produire des logiciels où l’objectif est de tuer des ennemis. Le personnage principal, qui se vautre dans les vices sans que le joueur puisse l’en empêcher, est une représentation de l’utilisateur lambda qui consomme la violence sans jamais remettre en question la moralité de ses actes, même virtuels (un dialogue d’un narrateur, dira carrément « tuer est mal, même sur les écrans, il faut enfermer ceux qui vendent ces produits aux enfants »). Bien que le message était inédit en 1984, je le trouve bien trop « rentre dedans », sans grande subtilité.

L’aspect science fiction du produit n’a pas vraiment d’origine ni d’explication mis à part l’ambiance inspirée du 1984 d’Orwell, peut-être soufflé a l’oreille de Croucher par quelqu’un ayant observé l’année de sortie prévue du jeu. Ce contexte n’est pas vraiment important dans le propos du jeu, ce qui est un peu curieux car mis à part le robot créant la vie en incubateur, la période d’un futur dystopique n’est quasiment pas exploitée (pourquoi c’est important de préciser que le personnage a des pouvoirs psychiques?). L’inspiration avouée du jeu, les « sept âges de l’homme » (qui correspondent chacun a une séquence) initiés par William Shakespeare dans sa pièce « Comme il vous Plaira » rend le tout un peu plus confus quant à la pertinence de son thème. Il manque a mon avis quelques séquences explicatives sur le milieu de vie, mais de son propre aveu, Croucher a dû faire des concessions à cause de la limitation de son budget et techniques; on le lui pardonnera.

Il faut soulever l’ambiance anxiogène croissante de l’expérience, où le gameplay ne permet pas de résoudre les situations qui sont présentées : je noterais en particulier un passage où après une courte phase de plateforme le narrateur ordonne de sauter alors que l’action nous est retirée, et la séquence finale où il faut restaurer les globules rouges du personnage qui est en train de mourir de vieillesse. Même si l’aspect interactif semble accessoire, y jouer effectivement, même dans sa version remastered, offre un apport indéniable au produit : c’est impossible de comprendre le gameplay en regardant une simple vidéo, les éléments interactifs étant justifiés par la narration. L’issue étant inévitable, seul le score en pourcentage permet d’indiquer la volonté réelle du joueur d’avoir voulu éviter la vie gâchée du personnage.

Deux Ex Machina, par hasard ou non, peut être vu comme la première œuvre d’art numérique : emphase sur le côté artistique sans aucune considération commerciale, auteur avec une vision concrète imperturbable, une grande part laissée a l’interprétation, et aussi une grande influence, peut-être indirecte, sur la façon dont le média est maintenant consommé. Même si peu de gens y rejoueront, c’est quand même un excellent héritage.

Malgré des critiques dithyrambiques dans toute l’Europe qui louent l’ambition du produit et l’élisent comme meilleur jeu de l’année, Deus Ex Machina ne sera pas un grand succès, même si il rentre dans ses frais. Les causes sont multiples : d’abord le prix, qui était bien plus élevé que les productions concurrentes, a refroidi le grand public (£15, là ou la plupart des jeux étaient a £6). Ce cout était évidemment justifié par les deux cassettes, mais aussi une boite « luxueuse » et un poster géant inclus dans l’optique de donner un aspect cinématographique a l’ensemble (avec un visuel très inspiré du robot Maria de Metropolis). Mel Croucher incrimine également le piratage florissant qui l’empêche de profiter du bouche à oreilles en voyant le logiciel disponible illégalement avant même sa sortie officielle, avec le double effet pervers de faire mal voir le produit car il n’est pas, dans la majorité des cas, vendu sous le manteau avec une copie de la cassette audio et du livret. Un portage express sur Commodore 64 ne sauve pas le désastre (11 exemplaires vendus le premier mois…). Deus Ex Machina passe et repars sans grande fanfare, oublié peu de temps après sa sortie.

Après cette douche froide, Croucher quitte Automata et l’entreprise ferme quelques mois plus tard ; Deus Ex Machina fut le dernier jeu développé par le studio (liste de toute leurs productions ici). Il y aura en 1985 un portage MSX qui n’aura pas plus de succès (et que je ne trouve qu’en espagnol, allez savoir pourquoi).

Il existe un portage Steam, qui m’a servi pour pouvoir « jouer » au jeu (j’ai fini avec un score de 75%) mais il est très très instable : le jeu ne se ferme pas convenablement, il faut « tuer » le processus dans Windows, et je n’ai pas réussi a faire des capture d’écran car la touche F12 ouvre une console de deboggage (?). Inclus dans celle ci, une version « remake » qui remplace le pixel art par des images libre de droit et des incrustations 3D douteuses. Il n’y a pas non plus de livret inclus, l’histoire est donc partiellement incompréhensible (mais j’en ait trouvé une retranscription ici, si vous voulez). Donc, bien que ce sera pour longtemps la façon d’expérimenter le jeu « par défaut » (l’émulation nécessite sans doute d’avoir la BO ouverte à côté), ce n’est pas très plaisant.

Croucher conçoit en 1986 un autre logiciel sur le thème des robots avec Id, une conversation textuelle avec une IA qui apprendra petit à petit a nous connaitre en stockant les réponses données précédemment (comme une sorte d’Akinator, en quelque sorte). C’est une bonne petite expérimentation technique mais sans trop d’intérêt sur le long terme, du fait de la petite capacité de mémoire de l’ordinateur.

Il continuera ensuite sa carrière en papillonnant avec succès dans divers domaine, tour a tour journaliste, auteur de comic strip, développeur web, responsable en cybersécurité ou créateur freelance de jeux promotionnels. En 2010, motivé par le statut de jeu culte qu’a atteint Deus Ex Machina, toute la génération de pirates l’ayant ironiquement sauvé de l’oubli en le distribuant dans le monde entier, une suite est financée via kickstarter. Sobrement nommée Deus Ex Machina 2, elle est distribuée avec comme mise en bouche un portage moderne du premier jeu (dont je parle un peu plus haut), les deux sortis en 2015. Par pudeur, je ne m’étendrait pas sur Deus Ex Machina 2 (qui est guère plus qu’une version 3D douteuse du concept d’origine), sachez seulement qu’il s’agit du dernier rôle de Christopher Lee qui prends ici le rôle du narrateur.


40 ans plus tard, peu se souviennent de l’œuvre d’Automata UK. La plupart des collaborateurs sont aux abonnés absents, Croucher est un vieil homme, et mis à part quelques nostalgiques de plus en plus éparses plus personne ne joue sur ZX Spectrum. L’héritage de la boite est incertain, et se perdra sans doute bientôt avec les souvenirs de ceux qui l’ont vécu. Mais ce n’est pas très important : ces quelques années du début des années 80 ont permis a une petite équipe d’anglais de développer les jeux qu’ils voulaient voir, sans haine ni violence, et d’amuser quelques milliers d’amateurs d’informatique dans un quotidien morne de rigueur économique.

La chute abrupte du studio, causée en apothéose par une totale œuvre d’art tournant sur un ordinateur à peine plus puissant qu’une calculatrice moderne, sans aucune considération commerciale, n’est-elle pas un point final idéal, voire une tentative inconsciente d’auto sabotage réussie? Est ce qu’on peut dire que faire ce qui nous fait plaisir, évoluer selon les opportunités qui s’offrent à nous, sans espérer de compensation ou d’héritage, est le moyen de mener idéalement sa vie?

Contrairement à l’Anomalie de Deus Ex Machina, l’équipe d’Automata UK n’a, de mon point de vue, pas à redouter son jugement dernier.

Sources : ici, et l’autobiographie de Mel Croucher.

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