Vincent Lagaf’, né Vincent Rouïl en 1959, n’a pas un début de vie très heureux. Abandonné à la naissance et passant ses premières années dans les services sociaux, il est adopté par une famille sans amour dont il s’émancipe rapidement pour entamer une brève carrière comme soudeur dans l’armée à laquelle il mettra fin suite à la mort d’un de ses amis dans un attentat. Passionné par les promesses du club MED’, qu’il avait découvert lors de ses missions, c’est en tant que G.O qu’il aiguisera son sens de l’humour et du spectacle, adoptant au passage le pseudo de Lagaf’, en hommage au personnage de Franquin. Ne sentant pas d’avenir dans une vie d’amuseur de touristes sous payé, il reviens à Paris pour démarrer une carrière d’humoriste, sous les conseils d’une productrice rencontrée durant ses vacances.
Passant à la TV en 1987 dans l’émission « La Classe » (programme ayant aussi révélé d’autres humoristiques cultes comme Jean-Marie Bigard ou Pierre Palmade, que du beau monde) puis jouant son propre spectacle en 1989, il explose réellement avec « Bo le Lavabo » en 1990, une parodie de musique populaire du « Top 50 », auto-produite par Lagaf’ avec quelques paroles improvisées sur « French Kiss » de Lil Louis, qui rencontre un énorme succès et devient un authentique tube, avec 440000 exemplaires vendus.
L’année d’après, Lagaf’ sors son nouveau disque, La Zoubida. Je vous laisse vous imprégner du chef d’œuvre.
En 1991, le rap, qu’on appelle toujours hip-hop, n’en était encore qu’à ses balbutiements : les premiers albums de IAM, NTM et Mc Solaar sortiront la même année et le plus grand rappeur actuel est Benny B. Les cités sont encore des espaces lointains, à peine montrés dans les premiers films dénonçant le malaise sociétal comme Le Thé Au Harem d’Archimède ou Dupont Lajoie ; La Haine ne sortira que quatre ans plus tard. Dans le foyer, on rigole encore des « noirs cannibales« et « des chinois-japonais qui font tchingtchangtchong » tout en mangeant des biscuits Bamboula et du couscous Garbit, sans pression aucune.
C’est donc dans ce bien être décomplexé et franchouillard que Vincent Lagaf’ sort son morceau, basé sur un des personnages de ses sketchs, le fameux Moktar. La musique reprends l’air de « Le Pont du Nord« , agrémenté de l’utilisation classique du sample de « It Takes Two » de Rob Base & DJ EZ Rock, ayant été assemblé par le DJ français Dimitri from Paris qui n’est (étrangement 🙂 ) pas crédité sur le titre. Le clip, reprenant l’esthétique de « Bo Le Lavabo », mets en scène Vincent Lagaf’ habillé à tour de rôle en djellaba, turban et portant le voile, jouant tous les protagonistes dans un montage douteux, survolant Paris sur son tapis volant en chantant d’un accent maghrébin stéréotypé. La Zoubida se vendra encore mieux que Bo le Lavabo, avec 600000 exemplaires écoulés, et restera dans le Top 50 jusqu’en 1992.
Ce qui intrigue, c’est quelques passages de la vidéo qui reprennent une esthétique « pixel-art », quelque chose d’extrêmement précurseur, voire incongru. En effet, ces séquences prédisent qu’est prévu pour la fin de la même année (en novembre pour être précis) un jeu vidéo adapté de la musique (et de son clip), sur micro-ordinateurs, et développé par l’éditeur français Titus.

Mes screenshots sont tirés de ce let’s play, le jeu s’émulant très mal.

Titus, surtout connus des jeunes générations pour leur désastreux Superman 64, était surtout au début des années 90 un éditeur de jeux de plate-forme sur micro ordinateurs. Déjà responsable des Blues Brothers l’année précédente, une autre adaptation musicale devenue un jeu de plate-formes (bon, tiré d’une source un peu plus réussie quand même…), dont Moktar reprends peu ou prou le modèle pour son aventure. La genèse de ce projet est inconnue, mais il y a un petit lien à creuser : Dimitri From Paris, le DJ responsable de la Zoubida, est également compositeur de la BO des Blues Brothers.



Des croquis d’époque.
Les Aventures de Moktar – La Zoubida est un jeu de plateforme, genre assez mal représenté sur ordinateurs. En effet, il y était très compliqué de faire un scrolling (défilement d’écran) fluide comme sur NES (du fait des spécificités graphiques des processeurs des vieux ordinateurs), et les contrôles au clavier ou au stick étaient très rigides, rendant l’expérience peu agréable ; il n’y a donc quasiment aucun authentique jeu de plateforme qui ressort du lot passé la nostalgie. Pour la petite anecdote, les géniaux créateurs de ID Software ont eu pour projet un portage PC de Super Mario Bros., offrant un des premiers vrais scrolling sur ordinateur, mais Nintendo refusa.

Vous devez vous demander : mais qu’est ce que peux bien raconter cette adaptation? Et bien, étrangement, l’histoire est extrêmement fidèle à la musique. Commençant son périple dans la banlieue de Paris, Moktar doit traverser toute la capitale, parcourant le métro et les beaux quartiers, pour atteindre les HLM et récupérer la Zoubida chez sa mère. Celle ci ayant été envoyée au pays pour échapper a l’espiègle Lagaf’, il ira jusqu’à Marrakech pour la délivrer, et reviendra à Paris pour l’amener au bal de Barbès sur son scooter doré. Les développeurs rajoutant une grosse dose de fantastique, Moktar passera également par les enfers (en bas du métro parisien…) et des ruines millénaire au Maroc pour compléter son voyage, affrontant un chah (?!) au passage.

Ici, Moktar dénote complétement avec les productions de l’époque, étant plutôt maniable, en plus d’avoir un panel de compétences très variées : ne pouvant pas tuer les ennemis avec des sauts, il doit ramasser des armes sur le chemin, tout les éléments du décor pouvant faire office de projectile : bouteilles, poubelles, caisses et ordures diverses, c’est tout un panel d’éléments urbains qui serviront à Moktar pour accomplir sa quête ; il pourra même, avec assez de dextérité, ramasser certains ennemis en se faufilant derrière eux sans se faire toucher, et se servir d’eux comme projectile. Deux armes sortent du lot cependant, le ressort et la boule rebondissante, qui en plus d’être des objets permanents (ils ne disparaissent pas une fois utilités comme tous les autres) peuvent servir de plateforme pour découvrir des passages secrets, il sera donc recommandé de les garder tout au long du niveau.


En plus d’offrir une certaine liberté de gameplay, les niveaux ont une grande verticalité, proposant au joueur d’au lieu de filer tout droit dans la rue principale (ce qu’il est tout à fait possible de faire) de s’aventurer sur les toits de Paris en arpentant des gouttières, échafaudages et autres rebords de fenêtre pour s’offrir un chemin plus sûr, parfois agrémenté de bonus cachés. De la même manière, nombre de sous sols sont présents, où le ressort et les caisses seront essentiels pour remonter à la surface.

Ajouté à ça de beaux graphismes, un jeu fluide et une bande son correcte ( avec des samples de « Lagaf' » tirés de Bo le Lavabo quand on récupère les bonus), et on se retrouve avec un authentique bon jeu, original, un des meilleurs dans son genre sur la plateforme. Quelle est cette erreur de parcours? Pourquoi tant d’effort ? D’après Le Pix’N Love #15, Eric Zmiro, responsable du moteur du jeu, a trois mois pour développer une version « Lagaf' » de Blues Brothers qui devait sortir de concert avec la musique, un petit produit promotionnel sans grande ambition ordonné par son patron au détour d’un couloir ; il en prendra six de plus, mais en améliorera grandement la formule, épaulé de trois autres personnes pour l’aspect artistique. On peut supposer que ce jeu a été utilisé comme un projet « test » afin de rôder le moteur de Titus pour les futurs productions comme Prehistorik 2 ou Super Cauldron.
En tout cas, il s’agit d’une des meilleures adaptations en général, sans aucune ironie, étant très fidèle au support d’origine tout en rajoutant beaucoup d’éléments qui ne dénaturent pas la musique, et étant globalement un plutôt bon jeu, toutes proportions gardées. On peut quand même reprocher une assez grande difficulté et peu de marge d’erreur, le jeu ayant peut-être pu se passer de quelques séquences ci et là pour rendre l’expérience moins frustrante.

A noter que le titre complet du jeu est Les Aventures de Moktar – Volume 1 : La Zoubida, Titus ayant peut-être prévu de sortir un « Volume 2 : Le Lavabo »? En tout cas, il n’y à jamais eu de suites.
La qualité du produit n’est sans doute pas étrangère à l’existence d’une version internationale, Titus the Fox: To Marrakech and Back, reprenant le gros du logiciel en retirant toutes les références à Vincent Lagaf’ et remplaçant Moktar par le renard Titus, mascotte de la boite, s’offrant au passage un portage Game Boy de plutôt bonne facture. C’est cette version qui est surtout connue à l’étranger, comme un petit jeu sympa de micro-ordinateurs, mais sans le gros côté absurde qui en fait son charme.
Story time : Les Aventures de Moktar – La Zoubida est un de mes premiers jeux. Car oui, mes parents ne voulaient pas acheter de consoles à l’époque, je devais jouer sur le vieux Atari ST que mon père avait récupéré d’occasion avant ma naissance, avec une boîte de jeux piratés. C’est ainsi que j’ai découvert des titres cultes comme Double Dragon, R-Type, Gauntlet II, ou moins cultes comme Bombuzal ou Spherical, mais aussi donc, les aventures de Moktar qui est sans doute le premier jeu de plateforme auquel j’ai joué, là où mes contemporains s’éclataient sur Super Mario World ou Sonic 2. Je ne l’ai malheureusement jamais terminé, m’arrêtant au niveau du HLM. Ne vous inquiétez pas, plus tard, j’ai eu une Playstation donnée par mon oncle, puis une PS2 que j’ai gagné à un concours, le destin avait définitivement repris son cours.

La suite de la carrière de Vincent Lagaf’ est plus connue : devenu présentateur télé a succès de 1998 à 2015 avec des émissions comme Le Bigdil’, Crésus ou Le Juste Prix, sa carrière d’humoriste et de chansonnier est petit à petit oubliée des jeunes générations, d’autant plus que ses premiers succès sont introuvable sur internet en dehors de passages TV d’époque sur YouTube et autres VHS-rip. Malgré leur statut culte, Bo le Lavabo et La Zoubida ne sont sur aucune plateforme de streaming. Peut-être par honte de la polémique qui en découlerai? Vincent Lagaf’ s’en défends, aussi récemment qu’en juillet 2025, et assume totalement sa musique.
La Zoubida était le dernier soubresaut d’une époque où c’était marrant de se moquer de l’accent des immigrés maghrébins, mais commençait déjà à être vivement critiqué par des associations anti racistes, et sera ringardisé rapidement. Pour ma part, j’estime qu’il faut regarder ces anciennes productions sans jugement, comme un produit de son époque fait sans goût mais sans malice, et en rester là ; la société évolue, et doit prendre son passé comme expérience, sans en condamner ses protagonistes qui n’étaient que des acteurs inconscients d’une pensée globale dont ils sont surtout coupables de ne pas l’avoir remise en cause.